Certaines œuvres artistiques ont cette particularité, tout à la fois, de marquer un jalon dans l’histoire et de conserver une dimension intemporelle. Le disque, que je vous présente dans ce billet, ne peut renier, dès une première écoute, son époque et il est pourtant il n’est pas le moins du monde daté. Au contraire, il semble toujours actuel à cause de sa beauté, de ses richesses et de ses trouvailles.
Avant de vous le présenter en détail pour vous transmettre, le mieux possible, l’intérêt que je lui porte ; il est nécessaire de dire quelques mots sur son auteur, Jeff Beck, et le contexte musical de l’époque de la sortie de Blow by Blow, au milieu des années 70.
Un touche à tout dans une époque foisonnante
Jeff Beck est méconnu du grand public bien que sa carrière soit très riche tant par le nombre de styles abordés que par la qualité de sa production. Il débute sa carrière au début des années 60. Il se fait connaître du grand public en prenant la place d’Éric Clapton au sein des Yardbirds (Jimmy Page prendra ensuite sa place). Jeff sera l’un des initiateurs du Heavy-Rock et du Hard-Rock avec son premier Jeff Beck Group où Rod Stewart assurera la partie vocale et Ron Wood, futur Rolling Stones, s’occupera de la basse. Il enchainera avec un second Jeff Beck Group plus tourné vers la Soul (un des deux disques est enregistré pour une bonne part à la Motown’s). Il continuera avec Tim Bogert et Carmine Appice en fondant le BBA. Celui-ci mélange le Rock Heavy à de la Soul et même un peu de Funk. Après une année de silence, Jeff Beck réapparait dans un tout nouveau contexte où le Jazz et le Rock se mélangent intimement en enregistrant Blow by Blow.
Cette présentation, beaucoup trop brève, d’un peu plus de dix années de carrière explique bien à quel point Jeff est l’un des fers de lance de cette époque où les styles musicaux se succèdent de façon effrénée et s’enrichissent mutuellement. Il suffit de comparer un morceau du début de la carrière des Beatles en 1962 à un autre de Mc Cartney avec les Wings extrait de Band on the Run (1973) ou de Lou Reed extrait de Rock ’n’ Roll Animal (1975) pour juger l’étendue du chemin parcouru. Si le Rock, le Blues-Rock et le Hard-Rock, nés dans les années soixante, se poursuivent dans la décade suivante ; d’autres styles se font jour tels le Funk ou le Jazz-Rock qui nous intéresse ici. Celui-ci, comme son nom l’indique, est un mélange de styles musicaux, mais aussi d’artistes venus de plusieurs horizons. Du côté du Jazz, Miles Davis est le premier nom qui vient à l’esprit. Le second est sans conteste John Mc Laughling. Ce grand guitariste va profondément marquer ce style avec son groupe, le Mahavishnu Orchestra, qui marque de nombreux musiciens, dont Jeff Beck.
Une musique ambitieuse, mais jamais ennuyeuse
Le jazz-rock séduit de nombreux musiciens qui ont grandi avec le Rock et aspirent à une musique plus recherchée où le rythme binaire et l’énergie du Rock viennent se mélanger aux recherches et aux constructions élaborées du Jazz. Le risque principal est de réaliser une musique très bien faite, mais qui ne parle plus qu’à l’esprit en laissant de côté la passion.
Jeff va éviter cet écueil avec Blow by Blow et marquer par la même occasion l’histoire de la musique. Nombreux sont les guitaristes à citer Jeff Beck parmi leurs influences et plus particulièrement cet album (on peut citer David Gilmour des Pinks Floyds ou Mike Stern, guitariste de Jazz). Les thèmes de cet album sont aussi repris par d’autres musiciens jusqu’à ce jour.
Blow by Blow mélange des compositions originales à des reprises : une des Beatles et deux de Stevie Wonder. Ce dernier est présent sur une plage du disque. Le producteur de ce disque est George Martin dont la présence est essentielle (il fut, notamment, auprès des Beatles durant toute leur carrière). Les trois musiciens qui accompagnent Beck apportent chacun leur pierre à l’édifice et participent à la réussite de ce disque. Je les citerais à plusieurs reprises dans la suite en vous présentant plusieurs morceaux. On trouve Max Middleton aux claviers, Phil Chen à la basse et Richard Bailey à la batterie et aux percussions.
Des morceaux aux multiples influences
Pour terminer cet article, je vous présente quatre morceaux qui me semblent être très représentatifs tout en se détachant des autres. Cela ne disqualifie pas les autres, bien au contaire. Il s’agit juste d’un choix personnel. Je vous encourage à lire la fiche wikipedia de cet album (en anglais). Ce dernier est disponible en libre écoute sur Deezer ou Spotify.
À la plage deux du disque se trouve une reprise des Beatles, “She’s A Woman”. L’auditeur est tout de suite marqué par le clavier et la batterie. Cette dernière ne se contente pas de marquer le rythme, mais donne une véritable pulsation au morceau. La guitare de Jeff Beck répond instantanément à ce rythme l’utilise comme une fondation pour ses envolées. Cette attitude se retrouve dans l’ensemble du disque. Le clavier, pour sa part, donne l’ambiance générale. Jeff a décidé de reprendre cette chanson des Beatles sur un rythme de Reggae.
Il n’y a pas de véritable chanteur sur ce morceau, contrairement à ce que laisse penser l’écoute de ce morceau. En fait, Jeff utilise la talk box qui est un procédé permettant au guitariste de mélanger au son de sa guitare celui de sa voix. Ces deux passent par l’ampli de la guitare et entrent en symbiose, l’un accompagnant l’autre. Après la partie chantée, Jeff développe un long solo de deux minutes particulièrement délicat où ils usent d’harmoniques artificielles. Le final est peut-être le plus marquant dans sa touchante simplicité. Jeff Beck n’est pas d’abord un virtuose, bien qu’il en ait les capacités, mais un musicien qui aime jouer sur de belles harmonies chatoyantes pour l’oreille.
Je fais un saut en avant pour m’arrêter à la huitième plage du disque avec “Freeway Jam”. Après une ouverture faite par la batterie qui instille un rythme, soutenu par la basse, illustrant à merveille le titre du morceau, Jeff développe le thème en faisant usage du vibrato de sa guitare. Cela donne à son son un effet glissant à l’image des dérapages d’une voiture. Son solo est une sorte de prolongation du thème où le batteur s’en donne à cœur joie pour ornementer les soli de Beck. Ce dernier reprend à plusieurs reprises le thème. Ici s’illustre un élément important chez ce musicien : il peut reprendre trois ou quatre fois le thème sans jamais jouer les mêmes notes. Il tourne autour du thème, le transforme, ajoute une note en modifie une autre. Celui qui a entendu Jeff en concert peut en témoigner, il ne joue jamais deux fois la même chose. Le final du morceau est laissé au clavier. Ici se révèle une autre facette de ce guitariste : un homme qui met en valeur ses partenaires musicaux.
Le point d’orgue
Je reviens en arrière dans le disque pour terminer par les plages cinq et six. Il s’agit de “Scatterbrain” et “Cause We’ve Ended As Lovers” (ce dernier est écrit par Stevie Wonder). Ces deux morceaux semblent être opposés : le premier est rapide et d’esprit Rock tandis que le second est plus lent et plus jazzy. Pourtant le fait qu’ils s’enchainent sur le disque les rapproche et permet de se rendre compte qu’ils sont tous deux animés par une très grande sensibilité.
Scatterbrain débute par une introduction à la batterie rapidement soutenue par le clavier. Jeff entreprend alors de jouer le thème qui est très démonstratif et cyclique un peu à l’image du Bolero de Ravel. Un Bolero qui serait accéléré. Comme je l’ai présenté plus haut, Jeff ne joue jamais deux fois la même chose tout en répétant à plusieurs reprises le thème. Il part ensuite dans un solo très expressif toujours magistralement accompagné par la batterie. La virtuosité est cette fois-ci bien présente, mais elle est au service d’une expression sensible. Jeff reprend le thème puis laisse le clavier jouer. Le thème est repris une troisième fois avant que la guitare joue seule. Finalement, cette cassure débouche sur un final qui s’évanouit peu à peu pour laisser place au morceau peut être le plus connu de Jeff Beck : “Cause We’ve Ended As Lovers”. Presque comme un long cri, la guitare débute le morceau, discrètement accompagnée par le clavier et la batterie. Le batteur utilise ses balais pour donner ce ton très délicat au morceau. Jeff part ensuite crescendo dans le morceau. Celui-ci est en effet une envolée progressive. Il est difficile de traduire cela avec des mots, mais l’auditeur à littéralement l’impression de monter peu à peu avec la guitare de Jeff. Durant la dernière minute du morceau, la tension redescend pour terminer dans un quasi-silence. Ce morceau est un très grand moment de musique.
En guise de conclusion
Que l’on soit amateur de Jazz ou de Rock, fan de guitare ou relativement indifférent à l’écoute de ce morceau ; on ne peut qu’être touché par ce disque. La pochette ne doit pas tromper l’auditeur : ce disque ne contient aucune démonstration gratuite d’un guitariste virtuose, mais seulement une musique empreinte de beauté et de sensibilité.
Bonne écoute.
P.-S. : les plus curieux pourront regarder cette version récente de “Cause We’ve Ended As Lovers” en concert :
Mots-clefs : Cause We’ve Ended As Lovers, Freeway Jam, Jazz-Rock, Jeff Beck, Max Middleton, Phil Chen, Richard Bailey, Scatterbrain, She’s A Woman, Stevie Wonder